La voûte sombre était une gueule noire parsemée de coeurs d’argent, le cortège enchanteur des astres dessinant dans les cieux enténébrés des constellations et des figures fantastiques, au sein desquelles évoluaient des globes brillants aux teintes moirées. Il s’en trouvait flottant dans l’éther parmi des nués roses pâles et violettes, drapés dans leurs gazes cosmiques, et leur chatoiement était intense avec leurs reflets de pourpre et d’amarante, d’aigue-marine aux contours diffus. Et il y avait d’autres sphères merveilleuses voguant mollement au sein des cieux nocturnes, toutes de rutilances et d’indigo éclatant, nanties de liserés d’un blanc de neige sur leurs pôles, et de vagues d’ocre jaune réparties sur leur masse. Plus loin encore erraient, silencieux et hiératiques, le reste des mondes de la Chimère. En s’éloignant progressivement vers les tréfonds mystérieux de l’éther, elles se muaient en étoiles nacrées, éblouissantes d’une froide aura bleutée.
Oui, la nuit scintillante d’étoiles était belle sur Anushtar, et sur son balcon de pierres sombres aux baies entrouvertes, à la rambarde ornée de gargouilles grimaçantes, la sorcière Eléonore de Noircoeur fixait les cieux d’onyx et de nuit. Ils plaisaient à son âme tourmentée, et la vue des choses lugubres et tristes lui apportait toujours une satisfaction singulière. Son asanthène, un corbeau aux yeux de braise, se tenait sur son épaule et pépiait vers elle en l’entretenant de la profondeur de l’obscurité, de la fraîcheur glaciale régnant en ce milieu de la nuit où ils se trouvaient. Comme souvent il advenait dans ces circonstances, la sorcière tournait son regard vers le corbeau et lui intimait le silence.
Mais c’était pourtant vrai, la nuit sur Anushtar était superbe, et cette minuscule planète était bien loin d’un soleil blanc et mythique dont certains auront peut-être entendu parler sous le nom d’Albinos. La plaine était recouverte d’une poussière cristalline et les arbres s’y dressaient par petits groupes en y créant des tâches de sombre argent, car leur feuillage était brillant et obscur tout à la fois. Mais il nous faut à présent le préciser ici, Anushtar est un monde perdu dans l’immensité de l’univers, et l’on ne sait rien parmi les sphères de la Chimère de la Tradition ou de la Ligue des Magiciens de la Terre. Eléonore de Noircoeur pour sa part était une amoureuse de la Nuit, les anciens habitants de sa demeure aussi probablement, et elle les rejoindrait après sa mort, lorsque la dernière des roses d’immortalité cultivée en son jardin se serait éteinte, emportant avec elle sa jeunesse infinie.
La demeure millénaire de la sorcière Eléonore de Noircoeur – elle en était arrivée à l’âge respectable de mille ans – était circulaire et de grandes dimensions, avec un toit unique et pentu à la cheminée d’obsidienne et des murs en briques d’onyx, lui donnant de loin l’aspect d’une ruche vide et silencieuse, à la langueur affectée. Un jardin d’herbes médicinales et enchantées se dressait derrière la maison, un puits vermoulu également. Devant la maison était une étendue d’herbes rares collectées par la sorcière dans les profondeurs de l’espace, car la verdure était en ce lieu, par cause de la nuit perpétuelle, chose fort rare et pour ainsi dire inconnue. Il y avait aussi quelques pins cristallins du cru, avec un chêne au bleuté délavé et aux glands d’or brillant. L’intérieur de la maison de la sorcière avait été meublé avec goût, le temps ne lui avait pas manqué pour cela. Des tables de pierres sombres et luisantes se dressaient en diverses pièces, toutes rondes à l’image de la maison circulaire. Des tentures et des tapisseries archaïques vêtaient les murs de motifs austères, et des moulins à parfums étaient placés en chaque endroit afin d’y répandre les fragrances mystiques et subtiles chères à Eléonore de Noircoeur.
Sur son balcon de pierre, la sorcière finalement tourna la tête vers l’est, son coeur, pourtant endurci et desséché par la malfaisance des années sans nombre, se mettant à battre à coups redoublés. Son regard était tombé sur une bâtisse éloignée seulement de plusieurs lieues, cette demeure, longtemps déserte, étant à présent occupée par un inconnu. C’était un magicien à la peau blanche comme le lait, se souvint la sorcière : sa tenue et son comportement l’avaient étonnée fort, elle, la vieille amie de la solitude et de la noirceur impalpable d’Anushtar. L’enchanteur possédait un cheval bai d’une beauté farouche, et lorsqu’il était venu se présenter à sa voisine, la joliesse de sa monture avant même celle de son maître avait frappé la sorcière.
Puis le temps avait passé, se rappela la sorcière aux longs cheveux bouclés, à la robe d’argent. Plus d’une fois durant ses pérégrinations personnelles, imposées par les choses de son art, elle avait eu l’occasion de croiser de loin en loin son nouveau voisin, avec à chaque fois une émotion intacte. Mais jamais le magicien n’avait attaché une importance particulière à leurs rencontres, et son attention polie avait fini par blesser cruellement la sorcière. Son asanthène Jonas de sinistre conseil n’avait pas manqué de lui en révéler le pourquoi, arguant de la sombre aura nimbant sa silhouette, comme il sied aux êtres inintéressants. Dans son for-intérieur, Eléonore de Noircoeur s’attristait sans fin et pourtant ses yeux de perles noires brillaient lorsqu’ils se posaient sur son voisin mystérieux.
Agitant de funèbres pensées, la sorcière, sur son balcon décoré de dentelles de pierre et de gargouilles, s’affligeait et se tourmentait en soupirant, son corbeau, Jonas, à ses côtés. Distraitement, elle caressa un diamant noir arboré en médaillon, maintenu par un collier aux tresses d’or, ce geste machinal la surprenant elle-même. Son regard se posa sur la gemme sombre, un souvenir de famille, légué à elle par sa propre sorcière de mère, voici…. un nombre d’années incalculable. Elle sursauta en observant une tâche étoilée sur le revers de la pierre, presque indiscernable. En joaillerie on appelle cela un » crapaud « , c’est-à-dire une impureté incluse dans la pierre. Et elle se souvint des dernières paroles de sa vieille mère, lors de la nuit funeste où elle lui avait fait don du diamant noir. » Sache-le bien, un démon puissant est enfermé dans la pierre, et vastes sont ses pouvoirs… Veille à ne le délivrer jamais, sauf si ta vie est en danger ou bien qu’un grand désir, outrepassant ta peur de la mort, est à l’oeuvre… Car briser ses chaînes bouleverserait ton existence, sans retour. «
Telles avaient été les ultimes paroles de sa mère, et sans prendre le temps de réfléchir, tant était grand le trouble de la sorcière, le collier avait été retiré de son cou ivoirin et le diamant noir précipité sur le sol du balcon, sous la très belle nuit d’Anushtar. Une vive lumière avait fusé en un crépitement bref, s’interrompant aussitôt. Jonas, le corbeau asanthène de la sorcière, s’était précipité hors d’atteinte de tout ce prodige, sur un rebord éloigné du toit. Puis la sorcière Eléonore de Noircoeur en vint à regretter son geste irréfléchi. Un Vahéhuia cornu à la peau ténébreuse et à la puissante charpente, aux muscles saillants, au visage obscur – mais aux yeux bleus, si bleus – se dressait à présent devant elle. Avec des jambes flageolantes, la sorcière se vit apostrophée par le démon, Vahéhuia de haute volée.
– Sorcière, mon niveau est grand et mes responsabilités dans les enfers importantes : mon seigneur, l’Ange de la Mort, m’attends depuis plusieurs siècles en vain. Les sorcières me sont devenues haïssables. Cela, tu ne l’avais pas imaginé, puisque tu espères si visiblement un bénéfice à ton geste.
– Sire, déclara la sorcière d’un ton de voix étranglé, un magicien installé près de ma demeure est la cause de mon geste. Puissant Vahéhuia, je désire un charme d’amour, capable de me l’attacher à jamais.
– Et pour cela uniquement tu as brisé le diamant noir, au risque de mourir ? s’étonna le démon avec une surprise évidente, et nullement feinte, en vérité.
– Pour cela même, seigneur, se défendit Eléonore de Noircoeur en tordant ses mains devant l’apparition de l’Elu infernal.
Le démon, aux yeux bleus, si bleus, avait fait un pas vers la sorcière et cette dernière, effrayée par la masse imposante du Vahéhuia, n’avait pu s’empêcher de reculer. Sur la corniche du toit, Jonas, le lugubre asanthène d’Eléonore de Noircoeur avait croassé d’effroi. Puis la sorcière poussa un cri rauque en portant ses mains à sa poitrine, de laquelle un filet de sang se mit à sourdre, comme une orchidée carmin. Car à la vitesse de l’éclair, d’une griffe acérée, le Vahéhuia avait retiré de son coeur sept gouttes de sang, scintillantes une par une sur chacun des sept doigts de sa main gauche.
– Sorcière, écoute-moi bien car mon départ pour les Enfers est proche, mon prince a entendu ma délivrance et me demande près de lui. Tu déposeras cette nuit même ces sept gouttes du sang de ton coeur sur le pas de sa porte, en un cercle parfait. Dès l’instant où il franchira le seuil, il sera à toi, par la magie de l’anneau de sang. Mais s’il vient à être brisé, ton destin sera scellé. Car le diamant noir, cette prison de ténèbres et d’éternité, deviendra ton geôlier fidèle.
En dépit des périls et du danger planant ainsi sur sa tête, la sorcière accepta en frissonnant. Le Vahéhuia s’en alla, Eléonore de Noircoeur suivant les conseils donnés par le démon. Dès lors les choses changèrent du tout au tout, insensiblement. Le magicien répondant au nom d’Asam se rapprocha de la noire sorcière. Elle en conçut un grand bonheur et vêtit pour lui ses plus beaux habits, ses manières et son allure en étant transformées de façon complète. Car la sorcière par le doigt de l’amour touchée rajeunissait et faisait plaisir à voir, du reste le magicien Asam lui aussi semblait changé. Le temps s’écoula et les liens immatériels nouant l’un à l’autre la sorcière noire et le magicien devenant chaque jour plus étroits, la félicité d’Eléonore de Noircoeur n’avait pas de fin.
Pourtant son asanthène le corbeau Jonas lui croassait à l’épaule de funestes conseils, comme : » Tout cela ne présage rien de bon, amour enchanté ne saurait durer « , ou bien : » Un temps mauvais nous vient de l’ouest, voilà un augure néfaste « . Mais la sorcière noire n’en avait cure, une vive lumière lui paraissait inonder sa maison, et son coeur, et son âme toute entière. Pourtant, si les paroles sombres de son corbeau Jonas se révélèrent erronées, une multitude de nuages obscurs et grisâtres se levait effectivement aux limbes d’Anushtar, voilant la plaine iridescente dans son lointain. Les rares bouquets d’arbres en acquirent un éclat terne et la température se fit plus froide, presque glaciale. Au grand étonnement de la sorcière noire, car elle n’avait jamais connu en ce lieu pareil climat, de brusques rafales de vent se levèrent, balayant violemment la plaine poudreuse jusqu’à faire se soulever des milliers de tourbillons argentés.
Les fleurs médicinales et magiques entretenues par la sorcière avec amour, derrière sa maison, en furent rudement secouées et certaines en dépérirent même tant était grande la violence des éléments. Saisie d’une frayeur profonde, la sorcière se précipita vers son massif de roses éternelles, disposé près d’un arbre protecteur, et son soulagement fut immense. Les vents avaient épargné ses roses précieuses. Son jardin était intact et recelait encore en son sein végétal ses innombrables secrets de sorcière. Malgré tout son âme était dans l’inquiétude, le cours des choses, brusquement, venait de prendre une direction inattendue et totalement imprévue. C’est en nourrissant de telles craintes qu’Eléonore de Noircoeur entendit au loin, parmi la tempête, le claquement des sabots de la monture du mage, et lui vint aux oreilles la voix rauque de son serviteur ailé, Jonas. L’aquilon avait rompu le cercle enchanté, le mage sur son cheval bai s’en venait vers eux.
Dans la nuit et le froid mordant, échevelée et hagarde, Eléonore de Noircoeur s’en alla magiquement à travers les cieux sous l’aspect d’une chouette grise, volant jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Sur la surface d’Anushtar, le mage à bride abattue la poursuivait sans trêve. Enfin, estimant s’être provisoirement mise hors d’atteinte la sorcière noire se posa en une clairière déserte, des nuages gris et bas recouvrant la nuit éternelle et masquant jusqu’à l’éclat des étoiles aux constellations familières. Alors Eléonore de Noircoeur se lamenta amèrement.
– O Mère de toutes les sorcières, viens donc secourir ta fille, je t’en prie, le péril est grand et un sort terrible me guette ! N’entendras-tu point ma peine, et ne m’aideras-tu donc pas ?
Il apparut aussitôt en un souffle noir la Mère ancienne et vénérable de toutes les sorcières, car Eléonore de Noircoeur était une sorcière puissante et érudite, a la réputation affirmée dans le cercle fermé des devins et des enchanteresses. La Mère était de haute taille et dégageait une impression de force, malgré qu’elle se trouva voûtée et revêtue de noir des pieds à la tête. Elle avait une longue robe de jais traînant jusqu’à terre et un châle obscur la recouvrait, elle était coiffée d’un large chapeau de nuit incrusté de lunes argentées, sur un chignon resserré. Un voile tamisait ses traits burinés et marqués, comme par une vieillesse infinie. Son index se tendit vers la sorcière : il était maigre et tordu, mais non point inquiétant ou menaçant, d’aucune manière.
– Ma fille, Eléonore, quelle sottise as-tu donc commis ? l’apostropha la Mère de toutes les sorcières. Pourquoi as-tu chamboulé si sottement mes plans, ils te prévoyaient un avenir radieux !
– Mère, la supplia la sorcière en se tordant les mains dans les affres de son angoisse, aide-moi je t’en conjure, et ne me laisse plus dans la crainte ! Le mage Asam a eu vent de mon sortilège et il me cherche avec ardeur, pour me punir ! Permets-moi de fuir encore !
– Ma fille tu as cru pouvoir te jouer des autres, reprit la vénérable Ancienne. Mais tu es de mon sang et jamais je n’ai abandonné les miens. Je vais t’aider, sache-le cependant, contre certaines Forces ma puissance elle-même a des limites. Le fait de poursuivre ta course t’affaiblira irrémédiablement.
– Mère, qu’importe ! se récria la sorcière Eléonore, en croyant déjà entendre au loin la galopade du magicien.
La Mère sans attendre fit apparaître entre ses mains une longue aiguille d’or, dont la simple vue fit trembler Eléonore de Noircoeur, et l’Ancienne plongea prestement l’aiguille effilée dans le coeur frémissant de la sorcière. La pointe étincelante en se retirant déposa sur le sol un chapelet de perles écarlates.
– Va à présent, ma fille, et fuis sans faillir ni faiblir, ce sortilège te rendra invisible aux yeux de tous, même de ceux d’un enchanteur expérimenté, lui assura la Mère de toutes les sorcières.
Au coeur de la nuit peuplée de tourbillons glacés il s’élança souplement sur la sente une biche à la robe nacrée, au-dessus d’elle voletant tristement un corbeau. Nul ne pouvait distinguer la biche, et dans un total état d’invisibilité la sorcière métamorphosée galopa et s’élança, au-delà de plaines vides et froides, de champs d’herbes grises et de vallons aux montagnes obscures. Pourtant, au terme de plusieurs jours d’un repos bien trop court, des hennissements chevalins parvinrent aux oreilles de la sorcière, cette dernière s’en alarmant et détalant aussitôt. Mais le mage Asam poursuivit ses recherches et exténuée, ayant provisoirement égaré son poursuivant, la sorcière termina sa course en une vallée haute et reculée, à mi-hauteur d’une montagne sinistre. Le corbeau Jonas tournoyant au-dessus d’elle, il joignit ses lamentations à celles de sa maîtresse.
– Mère, mère, demanda à voix-haute la sorcière, car de fatigue elle en avait perdu son enveloppe animale, aide-moi encore ! Je t’en prie, pour l’amour de ta fille !
– Tu as beau jeu de parler d’amour, après avoir si cruellement emprisonné et bafoué cette Force, lui reprocha avec des yeux cependant attendris l’Ancienne de toutes les sorcières. Malgré tout tes larmes sont également les miennes, moi aussi j’ai été sans amour, et seule, comme toi. Aussi en souvenir de cela je vais te secourir de nouveau.
Comme auparavant la Mère de nuit revêtue, au chapeau de lunes argentées et au voile mystérieux, exhiba de nulle part cette terrible aiguille d’or dont la seule vue révulsait les yeux d’Eléonore de Noircoeur. Elle en plongea sans ciller la pointe dorée dans le sein de la sorcière, et une fois de plus un chapelet de gouttes vermeilles s’égrèna sur le sol. La sorcière chancela en refermant la main sur son coeur endolori de manière si cruelle, la vieille et grande Mère s’évanouissant de nouveau. A la suite de cela une louve grise fila au petit trot dans la tourmente, le mage Asam passant à côté d’elle sans la distinguer, puisqu’elle lui était devenue invisible.
Longuement la sorcière sous forme animale alla et trottina sans fin, à cette allure caractéristique des loups, jusqu’à atteindre une contrée totalement inconnue et étrangère. Du reste la fatigue l’accablant était grande, et la sorcière se sentait un peu plus vidée de ses forces à chaque instant, le corbeau Jonas piaillant de manière monotone.
Mais de nouveau le cauchemar de la sorcière recommença : par un lacis tortueux elle distingua à travers les yeux de la louve le mage Asam chevauchant son cheval bai, et son coeur fit un bond dans sa poitrine. Elle s’élança par monts et par vaux, et, abandonnant cette région montagneuse d’Anushtar si mal protégée, elle galopa follement jusqu’à une étendue désertique aux arbres grimaçants. A bout de souffle, elle finit par s’écrouler aux pieds d’un arbre desséché et tordu, exhalant un ultime appel à la Mère noire et antique de toutes les sorcières.
– Mère, mère, viens à mon secours, les forces me quittent sans recours ! aboya la louve, la sorcière recouvrant simultanément son véritable aspect, tant l’énergie lui manquait pour conserver son simulacre d’apparence.
Aussitôt comme à chaque fois réapparut la Mère, et comme auparavant elle accepta de secourir sa fille chérie. Mais son discours fut sensiblement différent.
– Ma fille, je m’attendais à te voir de nouveau en difficulté, j’accepte bien volontiers de t’aider encore. Mais cette fois-ci sera la dernière, il est des limites même à mon domaine. Sois bien consciente de cela, aussi pèse le pour et le contre avant de me souffler ton désir.
– Mère, ne me reste-t-il pas d’autre alternative ? se lamenta la sorcière en pleurant amèrement.
– Bien sûr, ma fille, lui déclara la Mère en décrivant de ses mains crochues des gestes éloquents. Tu peux rester ici et affronter sereinement le mage Asam, il n’est peut-être pas aussi courroucé, peut-être ta punition n’existe-t-elle pas, tout simplement.
La sorcière Eléonore de Noircoeur médita un instant cette hypothèse, la jugeant en son for-intérieur parfaitement insensée, puis elle entendit claquer les sabots de la monture du mage et sa résolution fut prise.
– Mère, Mère ! sanglota la sorcière en portant ses mains à ses yeux rougis de fatigue et de chagrin, ses larmes traçant des sillons humides sur ses joues redevenues blafardes et blêmes.
L’Ancienne s’exécuta aussitôt après avoir une dernière fois extirpée du néant sa longue aiguille d’or, et la pointe étincelante ruissela de mille éclats dans l’air obscur avant de s’enfoncer dans le coeur de la sorcière et d’en retirer, eut-on dit, les dernières gouttes. Cette fois-ci la faiblesse d’Eléonore de Noircoeur fut intense et elle manqua en défaillir, la Mère elle-même retenant de justesse sa fille pour l’empêcher de s’effondrer sur le sol. Mais enfin la sorcière se reprit et lorsque s’en repartit pour toujours la Mère noire des sorcières, Eléonore était devenue une truite vive, virevoltante en un torrent proche.
Ainsi par l’onde glacée du torrent Eléonore de Noircoeur se perdit dans le lointain, parmi les méandres d’un ruisseau dans le sol pierreux. Le temps passa et le mage ne pût remettre la main sur la sorcière, en dépit de tous ses efforts. Mais alors, au moment où Eléonore de Noircoeur se croyait le plus à l’abri et transformée – jusqu’à quand ? – en une truite d’argent et d’or, un ours à la patte leste se saisit de la sorcière ainsi métamorphosée et promptement l’engloutit, d’un seul trait et séance tenante. Le corbeau Jonas poussa un croassement lugubre, comme s’il se doutait depuis toujours de l’issue fatale guettant sa pauvre maîtresse, dès avant l’instant de sa naissance et qu’elle n’eut posé le pied sur le sol de ce monde perdu.
L’ours pesamment se déplaça sur la rive et finit par se trouver nez à nez avec un voyageur monté sur un cheval à la robe baie, celui-ci étant le magicien Asam. Depuis plusieurs jours déjà il cherchait en vain les traces de la sorcière, il les avait perdu près d’un ruisseau, sur de hauts plateaux proches. L’ours ainsi repu pensant avoir affaire à un adversaire de peu de valeur se redressa et gronda sourdement, dévoilant des crocs ivoirins. Mais en retour et contre toute attente, l’enchanteur à la silhouette frêle exhiba une rapière sifflante et meutrière, aux reflets gris-bleu. Celle-ci mit promptement fin aux jours de la bête féroce. Puis, dépeçant l’animal afin d’en récupérer la fourrure, l’homme prit la peine de parler à son magnifique cheval aux naseaux fumants, comme ont coutume de le faire les gens solitaires, dotés d’animaux familiers pour tout compagnon.
– Grand est mon malheur, fidèle ami, disait-il à sa monture à la flottante crinière, à peine le bonheur m’a-t’il été donné, il m’a été promptement retiré. Cette sorcière au doux regard, ne me reviendra jamais plus. Est-il au monde une tristesse comme la mienne ? Et lequel d’entre mes semblables apaisera mon âme ?
Disant cela il fendit de son coutelas le ventre rebondi de l’ours, et parmi ses entrailles sanglantes il découvrit, à son grand étonnement, un diamant noir aux éclats de jais et d’ébène, de la grosseur d’un oeuf de pigeon. Il était lourd et remarquablement taillé, mais possédait sur son extrémité inférieure la particularité communément appelée » crapaud « , c’est-à-dire une impureté dans la pierre précieuse.
– Voilà une chose remarquable en tous points, jura à voix basse le magicien. Découvrir une pareille gemme dans le ventre d’un ours sauvage est une bizarrerie achevée. Je garderai ce diamant noir, et le ferai monter en pendentif sur un collier d’or.
Ainsi parla le mage en retournant vers son cheval bai, et il le fit volter en direction de sa demeure après avoir mis en sécurité la gemme ténébreuse. Les jours passèrent dans la paisible vallée d’Anushtar, où les arbres d’argent scintillant agitaient leurs branches parmi la brise nocturne en chuchotant tristement. Et souvent, lorsque le magicien Asam rêvassait sur le pas de sa porte, il lui semblait entendre les astres, les collines montueuses, et les vents de l’espace, exhaler doucement le nom de la disparue. Dans ces moments là où l’affliction culmine au désespoir, la langueur ne tardait jamais à venir en rongeant son être d’un feu obscur, au jais semblable à celui de l’éther, ou bien d’une minérale orchidée d’onyx.
A chaque fois la transition se faisait tout naturellement vers le diamant noir, le seul souvenir tangible lui restant de sa fantastique chevauchée. Alors la vue de la gemme ténébreuse apaisait son âme, lui emmenant des pensées folles : il ne s’agissait pas d’une pierre précieuse banale, mais d’un être vivant. Par-delà ses feux obscurs et ses reflets, elle le comprenait et lui parlait. Evidemment ces chimères et ces rêveries l’attristaient, et le mage finissait par les rejeter de son esprit en soupirant, haussant les épaules en rentrant dans sa demeure, les membres lourds de fatigue et de lassitude.
Un jour, comme à son habitude, après une dure journée passée à étudier les arcanes de son art, il se mit de nouveau à songer de manière mélancolique sur le pas de sa porte. Et cela lui apparut sans fard : son chagrin avait atteint des limites insupportables pour un être humain, fut-il mage et enchanteur de talent. Se redressant avec les traits empreints d’une expression farouche, après avoir relevé jusqu’à ses yeux le diamant noir porté en médaillon, il prit la décision d’en finir une bonne fois pour toutes avec ses doutes et ses craintes, dut-il pour cela user de la plus basse sorcellerie. Les ténèbres d’Anushtar étant illuminées par un voile étoilé semblable à une pluie célestiale, et les arbres mirifiques de la plaine poudreuse paraissant retenir leur souffle, le mage Asam prononça le Mot.
Vous savez bien, ce Mot est soufflé par les noirs démons aux gens de sorcellerie sitôt leur naissance, et il leur faut rendre ce dernier sur le Pont de la Mort, s’ils désirent pouvoir rejoindre le Lieu des Heureux. Ce mot est célèbre et connu de tout enchanteur, il est illustre, et il ne se trouve aucun apprenti mage ne le sachant point. Pourtant si chacun le dissimule en son âme secrète aucun enchanteur ne l’a jamais prononcé à voix-haute devant un autre, le Mot est personnel et doit être détenu par une seule et même personne. C’est pourquoi tout en le sachant unique, peut-être d’autres personnes en détiennent-elles une version différente, nul ne peut le savoir, car les comparer les annihilerait. Aussi ne vous étonnez pas s’il ne vous est point révélé ici, puisque si vous connaissez le Mot, vous n’avez aucun besoin de l’apprendre, assurément, et si tel n’est pas le cas, la précaution s’en trouve doublement justifiée.
Donc, à bout de force, le mage prononça le Mot face à la plaine vide d’Anushtar. Il apparut dans un craquement sinistre un noir démon, à la stature impressionnante et à la charpente puissante, cornu et armé d’un trident d’airain. Après avoit fixé les alentours il se raidit, tel s’il venait de reconnaître un lieu de sinistre mémoire, et sa queue frappa contre ses cuisses musclées d’agacement contenu. Alors le Vahéhuia parut fixer intensément la gemme sombre ornant le collier d’or du mage, et le démon, de saisissement, étrécit ses yeux bleus, tellement bleus.
– Démon, prince, Vahéhuia, lui lança d’une voix rauque le mage Asam, car sa tristesse était immense et il était las de la vie, écoute ma voix et apaise mon désir, il est un chagrin dans mon être…
– Silence ! lui intima d’une voix forte le démon cornu, avec une autorité et une énergie effrayante.
Le démon au regard de pur indigo était inquiétant, sa silhouette sinistre se détachant nettement sur la plaine scintillante et la nuit cloutée d’étoiles moqueuses, son trident d’airain menaçant le mage.
– Je ne veux pas entendre tes demandes, mortel, tes aspirations ne m’intéressent pas ! poursuivit le Vahéhuia d’une voix tonnante, celle-ci roulant et s’enflant dans la plaine livide d’Anushtar. Je connais ta requête, et la grisaille de ta vie ! conclut-il en posant un regard haineux sur le diamant noir, au sein duquel il avait été prisonnier durant si longtemps.
– Voyons… reprit le mage, et son expression était intriguée, son chagrin sincère.
– Silence, te dis-je ! gronda le démon en le menaçant de nouveau de son trident, après l’avoir brièvement ramené contre lui. Je suis un démon et ma tâche est de veiller sur les mauvais et les fielleux, les damnés hantant les ruelles d’Angéliosa de la Lune Noire ! Ne me confonds pas avec ces ectoplasmes vagues et filandreux évoqués par les êtres bouffis de suffisance appelés nécromants ! Il pourrait t’en cuire éternellement !
– Je cherche… exhala plaintivement le mage.
Le noir Vahéhuia le foudroya d’un regard glacial, sa voix tombant, raide et froide comme un couperet.
– Tu as commis une erreur en me convoquant, si elle se répète encore il n’y aura plus de prochaine fois, grogna-t-il en lui dévoilant des crocs carnassiers. Adieu.
Le démon dans la plaine balayée par les vents de l’espace fit un geste brusque, puis, ayant jeté un regard oblique sur le mage, il sembla se raviser. L’atmosphère de langueur et de monotonie autour de l’enchanteur était patente, la mine défaite du mage rappelant au démon certaines des âmes tristes de la Lune Noire, dont il avait pour charge la surveillance. Une étincelle luit fugitivement dans ses prunelles au saphir irréel, faisant oublier durant un bref instant sa nature démoniaque. Puis elle s’éteignit et le Vahéhuia recouvrit de sa superbe, avec toutefois un maintien moins hiératique, et un abord davantage accessible.
– Te venir en aide m’est interdit, mortel, mon seigneur, l’Ange de la Mort, ne me le permettrait pas. Les démons punissent et châtient, telle est la Loi intangible et sacrée. Le Mal seul est mon domaine, il est mon chemin obligé. Mais ce n’est point pour moi quitter ma voie, au contraire, de fixer ton diamant noir et de te dire ceci, articula-t-il avec le plus grand soin, comme si son seigneur et maître l’écoutait au-delà des Sphères, afin d’observer s’il n’enfreignait point la Loi des démons et des Vahéhuias. Sache-le bien, un démon puissant est enfermé dans la pierre, et vastes sont ses pouvoirs. Veille à ne le délivrer jamais, sauf si ta vie est en danger ou bien qu’un grand désir, outrepassant ta peur de la mort, est à l’oeuvre… Car briser ses chaînes bouleverserait ton existence, sans retour.
Sur ces paroles sibyllines le démon s’en fut par les portes mystérieuses de l’espace interplanétaire, le mage restant un long moment hagard, à fixer le lieu où s’était dressé le Vahéhuia. Puis le calme venant et sa respiration s’apaisant, il finit par s’asseoir sur le perron de sa porte, méditant les paroles du démon en observant la voûte étoilée des cieux. De nouveau, la vue du diamant noir contre les pouvoirs duquel le Vahéhuia l’avait mis en garde apaisa ses tourments, et pacifia son coeur. La gemme sombre se balançait entre ses doigts d’ivoire, elle allait de gauche à droite, à l’image d’un pendule.
Le diamant était d’une obscurité de jais, comme la noirceur de l’éther interplanétaire, comme les entrailles d’un four. Comme ces oiseaux volant dans les airs avec des croassements sinistres. Ou bien comme le profond onyx de certains noirs et affreux démons, serviteurs de l’Ange de la Mort, parmi les limbes infernales. Des démons, des Vahéhuias, oui. Mais aux yeux bleus…
R. Reutimann (illustrations et titre).
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