Sheffield, ville industrielle déchue a sombré durant les années Thatcher, les usines ont fermé, les chômeurs ont proliféré… Dans cette atmosphère délétère, IN THE NURSERY voit le jour dans le sillage des explorateurs du rythme et de l’électronique CABARET VOLTAIRE (basé à Sheffield dès les années soixante-dix). Tout aussi « arty » que ces précurseurs, le groupe des frères Humberstone né dans le milieu des écoles d’arts de la ville va d’emblée chercher à dévoiler les aspects sombres, torturés et romantiques de l’âme humaine. A l’occasion de la sortie de leur nouvel album « LINGUA », il était intéressant de revenir sur la carrière hors du commun d’un groupe qui a su créer une musique profondément personnelle et pourtant en perpétuelle mutation.
I L’Empire de la jeunesse 1982-1986
Jeunesse sauvage et électricité
Formé à l’aube des années quatre-vingts dans la ville industrielle de Sheffield, IN THE NURSERY a d’emblée inscrit ses productions sonores dans un univers « arty », puisant dans une esthétique symboliste et revisitant les catacombes foulées naguère par JOY DIVISION. Face à la multitude de groupes choisissant cette voie, la méfiance était de rigueur, mais il ne fallut pas longtemps pour s’apercevoir que IN THE NURSERY n’avait rien d’un groupe éphémère, les balbutiements de ce groupe inconnu s’avérant plus consistants que bien des oeuvres adultes de groupes reconnus.
Ainsi, après deux années passées à mettre au point des titres en vue d’un album tout en continuant à étudier à l’école d’art de Sheffield, IN THE NURSERY sort en juin 1983 son premier disque, un mini-album intitulé « WHEN CHERISHED DREAMS COME TRUE » sur PARAGON RECORDS. A la même époque paraît un film regroupant les « clips » de cet album ; le travail visuel associe imagerie symboliste (ruines, cimetières), romantique (collines sous le vent…) et maniérisme suranné. Le résultat est superbe, malgré le caractère fortement référencé des images. Hélas, le groupe ne poursuivra pas dans cette voie associant musique et vidéo. Cet exercice talentueux trouvera plus tard un prolongement dans la réalisation de musiques pour des films, mais les films ne seront plus jamais réalisés pour IN THE NURSERY…
En mai 1984, un quarante-cinq tours « WITNESS TO A SCREAM » sort sur le même label, ce sera le dernier disque de la période confidentielle du groupe. La musique profondément marquée par JOY DIVISION va progressivement trouver sa propre voie, le noyau originel formé de Anthony Bennet et des frères Humberstone (Klive et Nigel) réussissant à capter à travers l’utilisation des différentes voix masculines des échos tour à tour tragiques, cyniques ou romantiques qui seront transcendés le temps du désormais mythique Mystery. Bientôt l’électricité cold des guitares et les atmosphères torturées vont rencontrer les lourdes percussions et le lyrisme synthétique. Le rythme est déjà prédominant, les titres sont construits comme des montées sous tension sans cesse retenues ; le tambour s’immisce martelant sur A to I .
De NER à SWEATBOX : entre nuit et brouillard
Début 1985 IN THE NURSERY signe sur le label NER (DEATH IN JUNE, JOY OF LIFE, LEGENDARY PINK DOTS…), leur première apparition sur la compilation « FROM TORTURE TO CONSCIENCE » (où l’on retrouve les français CLAIR OBSCUR) permet de découvrir deux titres ouvrant de nouvelles perspectives, le son est plus explosif, le tambour claque, le chant est haché et tribal (Iskra). IN THE NURSERY met la violence de ses débuts au service d’un inspiration plus tragique, s’ouvrant à la destinée de l’Homme face à la vie et la création.
Cette période de transition s’achève par la sortie du EP « SONORITY » contenant trois perles serties par un lyrisme noir. Deux voix féminines viennent percer le dôme sépulcral : Janet Clarkson sur Deus ex machina et Lost prayer, Wilson sur And your eyes. Ces titres restent encore aujourd’hui, les sommets du groupe dans la débauche de frénésie et de violence. Lost prayer proposant ce qui allait devenir la forme archétype de IN THE NURSERY : des roulements de tambours militaires alliés à une inspiration de plus en plus proche du registre lyrique classique.
Après une controverse liée aux relations tumultueuses qu’entretient la presse musicale britannique avec le groupe DEATH IN JUNE, IN THE NURSERY décide de quitter NER afin de ne plus subir des raccourcis idéologiques souvent ineptes… Le tout jeune label SWEATBOX (THE ANTI GROUP, A PRIMARY INDUSTRY, CIRCUS X3, PERENNIAL DIVIDE ou encore MEAT BEAT MANIFESTO) signe le groupe des jumeaux Humberstone ; un premier EP sort dans la foulée intitulé « TEMPER » avec une formation réduite au duo gémellaire. Les trois titres dispensent par leurs atmosphères évoquant ruines, nostalgie et naufrage un envoûtement inexorable.
TWINS : idéal et adolescence
Considéré à ce jour comme une pièce fondamentale, voire le chef-d’œuvre du groupe de Sheffield, « TWINS » (sorti en septembre 1986) n’est pas seulement le premier véritable et tant attendu album de IN THE NURSERY, mais aussi la première occasion pour le groupe de concevoir une suite de titres unis les uns aux autres par un même état d’esprit (album concept ?). Apogée au niveau sonore, la production de Snake et du groupe offrant enfin un écrin à la hauteur des exigences de la musique, « TWINS » se pare de nouvelles colorations de par l’apport d’un violoncelle (joué par Gus Ferguson), le sample des voix bulgares sur l’ouverture de l’album (Timbre) ou encore la mise en avant du piano sur plusieurs titres. Ce souci esthétique au niveau de l’enveloppe sonore associé à quelques assauts furieux de la rythmique (parfois électronique) donne à cet album une coloration hybride en parfaite harmonie avec la relation duale qui unit les deux frères.
A noter également la présence d’une nouvelle intervenante vocale féminine en la personne de Elaine McLeod.
II Lyrisme orchestral 1987-1991
La symphonie d’une aube néoclassique
Avec le EP « TRINITY » (ndlr: le nom de ce magazine et de l’association), IN THE NURSERY produit l’un de ses meilleurs disques. De la pochette somptueuse au classicisme suranné, à la musique qui prend une dimension monumentale et symphonique. Pour la première fois, la voix de Dolores Marguerite C. vient chuchoter des mots graves et des tourments non feints. Blind me et Elegy (against torture) permettent d’apprécier le groupe à son apogée ; plus jamais ne reviendront ces états d’âme baignés d’adolescence et de mélancolie adulte.
Les percussions deviennent funèbres, le violoncelle rampe de sa voix douloureuse, les orgues nappent de célestes harmonies l’ensemble sonore. L’album « STORMHORSE » suit de peu le EP, en mai 1987. Il est considéré, à tort ou à raison comme le disque le pur de IN THE NURSERY dans le registre néoclassique symphonique. Initialement envisagé comme une musique composée pour un film, « STORMHORSE » restera la bande son d’un film imaginaire ; avec le recul ce hasard étrange a permis à ce disque de développer des images oniriques qui n’auraient jamais pu dispenser une telle magie dans le cadre du cinéma. L’intrigant Q, le tambour indéfectible du groupe est crédité pour la première fois sur cet enregistrement, son apport va être considérable dans les nouvelles orientations rythmiques du groupe.
Les murmures de la forêt
Au printemps 1988, le maxi « COMPULSION » annonce la couleur, les percussions martiales et explosives instaurent un univers guerrier et héroïque ; l’emphase du titre éponyme est telle que le résultat paraît à la fois indigeste et magistral. Si l’on occulte le côté martelé des assauts orchestraux du clavier (non sans évoquer des génériques d’émissions politiques !), les deux compositions, Compulsion et Libertaire sont magnifiquement menées entre style Romantique et Empire.
L’album qui suit intitulé « KÖDA » est composé comme une symphonie classique, des motifs sonores rémanents venant construire l’édifice sonore. Un leitmotiv inspiré par la musique de Maurice Ravel, voire celle de Benjamin Britten, scellant l’ensemble ; monument post-romantique et parcouru de transes rythmiques martiales, « KÖDA » contient quelques uns des meilleurs titres du groupe joués lors des performances live : Scherzo restant l’un des plus physiques sur le plan percussif. La musique foudroie et calme par intermittences, forestière par sa pochette et par les images qui naissent à l’écoute de certains morceaux, guerrière et flamboyante par l’assaut des rythmes.
1989 va être l’année de la reconnaissance du groupe en Europe grâce à deux compilations qui retracent les débuts du groupe avec « PRELUDE » ou les EP et autres raretés avec « COUNTERPOINT ». Le public français peut enfin découvrir ces trésors auparavant difficilement accessibles ; tout est prêt pour le couronnement des jumeaux, de Dolores et de Q.
Pavane pour une enfance défunte
En passe d’être signés sur le label référentiel en matière de musiques électroniques et industrielles, THIRD MIND (ATTRITION, BEAUTIFUL PEA GREEN BOAT, FRONT LINE ASSEMBLY, AREA, WILL, HEAVENLY BODIES…), le groupe entre en studio pour réaliser l’un de ses albums les plus sophistiqués et mature de toute leur carrière : « L’ESPRIT ». La pochette signée par le designer Chris Bigg (parfois collaborateur de V23 chez 4AD) représente un ange fantomatique, fragile apparition sur des panneaux de bois usés. Chaque titre est une combinaison parfaite des aspects développés par le passé (symphonique, rythmique, mélancolique) alliés à une nouvelle écriture plus « fin de siècle », quelque part entre le dandysme de Beau Brummel et l’arrogance des frontons Art Nouveau.
Le EP qui sort dans le même temps, « SESUDIENT », poursuit cette quête du « beau bizarre », entre sombres penchants pour le passé flétri et volonté idéaliste de transcendance. Les trois inédits qui accompagnent le morceau titre sont de somptueuses pièces musicales, désuètes et captivantes à la manière des blanches fleurs des arums.
SENSE : pour guérir l’âme
Après une tournée spectaculaire et triomphale, l’année 1991 va marquer la fin d’une période. Pour beaucoup, « SENSE » va être le disque des adieux au passé du groupe ; non qu’il soit moins inspiré ou indigne, mais de par certains aspects sonores électroniques, quelques « spoken words » interprétés par des invités, ou encore par une pochette de prime abord ingrate, ce disque va focaliser sur lui toutes les critiques. Pourtant « SENSE » n’a pas à rougir de la comparaison avec ses ancêtres, il est à la fois impérial et puissant. Revenu à un aspect martial et à des basses électroniques qui n’auraient pas déparé sur « TWINS », ce disque est une sorte d’aboutissement et de résumé de toute la carrière passée du groupe ; dernier écho de la première décennie de IN THE NURSERY.
III Ambiantes oraisons 1992-1998
Double jeu : entre maturité et opacité
En juin 1992, un nouvel album intitulé « DUALITY » voit le jour ; la musique privilégie la rythmique et l’électronique à travers une orientation aux frontières de la nébuleuse dance. Ce « groove » lourd et malgré tout froid, paralyse les sens lors des premières écoutes ; mais cet album manque surtout cruellement de titres consistants ou transcendants. Le deuil du passé est fait, mais le prix à payer est lourd pour les adeptes de la musique du groupe.
Lorsque « AN AMBUSH OF GHOSTS » sort en 1993, sur une subdivision du label THIRD MIND (THIRD MIND EYE) destinée aux musiques de films, c’est une opportunité pour le groupe de toucher un nouveau public ; d’ailleurs le livret comporte un résumé de la carrière du groupe. Entre plages symphoniques et néoclassiques, fragments oniriques, ruptures et textes en voix off, l’album manque de cohérence et marque en cela sa condition de musique de film. Quelques envolées, de fragiles plaintes de hautbois, la voix sourde d’un violoncelle enchantent et émeuvent. La nature mélancolique de la musique de IN THE NURSERY est plus que jamais présente, associant à ce penchant un sens filmique hors des canons élimés du genre. Déjà présent, le titre ‘Hallucinations?’ clôt l’ensemble avec sa démarche de pachyderme dansant. Sa sortie en single en mai 1994 le pare de bidouillages électroniques sur la version vinyle et de quelques inédits intéressants sur le mcd.
ANATOMY OF A POET : musique lovée sous les motsAffublé d’une superbe pochette, « ANATOMY OF A POET » (octobre 1994) est aussi le réceptacle de non moins splendides textes de Ernest Dowson, Oscar Wilde, William Butler Yeats ou encore de James Elroy Flecker qui vont être le terreau fertile d’une renaissance du groupe. Un narrateur Colin Wilson vient seconder Dolores dans le difficile exercice de diction de textes vierges jusqu’à lors de toute musique; contrairement aux tentatives menées sur « SENSE », le résultat est très convainquant. Parfois aux frontières d’une musique aux sonorités ambient, non loin des terres tribales éthérées du DEAD CAN DANCE de « SPIRITCHASER » (avec deux années d’avance) sur Paper Desert, où Rosie Brown se substitue à Dolores au chant ; souvent dans un registre entre piano allégorique et nappes synthétiques vaporeuses, IN THE NURSERY échappe enfin à son passé, cherchant, remettant en cause ses acquis, réussissant à offrir des titres aussi inattendus que ce The seventh seal : dark-folk teinté d’inflexions proches de Boyd Rice dans ses projets avec Rose McDowall (SPELL) ou avec Douglas Pearce. Contenant hélas aussi des zones moins clémentes où errent les remugles d’Hallucinations? ou les rythmes endiablés et pesants de In perpetuum.
Depuis « SENSE », le groupe se cherchait, la sortie de la compilation « SCATTER » (juin 1995) retraçant toute leur carrière, à travers des titres rares et des inédits, va permettre de clore cette période d’opacité créatrice. L’album contient un livret très informatif et des titres indispensables comme Seraphic (initialement paru sur une compilation française « UNRELEASED III ») ou une version irradiante de Mystery. Ce disque célèbre aussi la naissance du label IN THE NURSERY CORPORATION ; après leur départ du label THIRD MIND (devenu mort-vivant au sein de l’empire ROADRUNNER), le choix de s’autoproduire a eu pour effet de permettre une réédition de tous les disques du groupe, la parution de projets parallèles comme LES JUMEAUX ou encore la création de OPTICAL MUSIC SERIES (une subdivision destinée aux musiques réalisées pour des films).
DECO : l’antichambre du songe
En avril 1996 paraît « DECO », l’album s’ouvre sur un titre aux percussions lourdes qui présage d’un retour aux sources qui n’aura finalement pas lieu. Très rapidement des titres plus veloutés, nimbés de doux contours instaurent une atmosphère qui mêle harmonies néoclassiques et traitement sonore électronique. Le projet parallèle LES JUMEAUX semble avoir pesé sur cet aspect, les trouvailles de « FEATHERCUT » semblent même avoir influé sur la structure des morceaux. Ce dosage entre deux univers réconcilie expérimentation et conservatisme, même si au demeurant les adeptes puristes du groupe n’y trouvent pas leur compte. La voix de Dolores se fait toujours plus sensuelle, troquant son charme évanescent contre une candeur parfois troublante, parfois mielleuse. Cet hommage au mouvement Art Deco a des appas nébuleux, des reflets sépia et dispense subtilement une mélancolie vénéneuse à l’orée de l’asthénomanie.
Du cinéma pour l’oreille
En l’espace d’une année, IN THE NURSERY va produire deux musiques originales pour des films muets qui resteront comme des modèles du genre. En novembre 1996 sort « THE CABINET OF DOCTOR CALIGARI » (cf chronique TRINITY n°1), un ensemble de quatorze titres aux sonorités ambient sphérique. Inquiétant, intimiste et aventureux cet album apporte des saveurs encore inconnues dans la musique du groupe ; une fois encore, les expérimentations de LES JUMEAUX au niveau des textures et du travail sur l’enveloppe sonore semblent avoir porter leurs fruits. La seconde musique de film paraît en novembre 1997, « ASPHALT » (cf chronique TRINITY n°2) a les qualités du précédent album, mais déploie en outre des colorations sonores plus variées. L’ensemble est parsemé de parements électroniques discrets qui s’estompent lorsque s’ouvrent des pièces néoclassiques vaporeuses comme Sobriety I et II. Entre temps, le label du groupe sort une anthologie (en édition limitée) de titres principalement chantés par Dolores, intitulée « COMPOSITE », cette collection est une excellente initiation à l’univers de IN THE NURSERY.
Depuis quelques années, IN THE NURSERY a remisé son arsenal rythmique, les albums proposant une musique épurée, subtile, loin du lyrisme orchestral de « KÖDA » ; un travail sur la forme musicale et le sens qui dévoile des appas moins voyants mais tout aussi enchanteurs. L’assagissement musical a peut-être laissé place à une mise en forme des relations qu’entretiennent musique et image (cf la collection OPTICAL MUSIC SERIES), mais n’a en aucun cas donné lieu à une baisse de l’exigence artistique ou esthétique ; au contraire, le groupe propose une musique beaucoup plus cohérente et aventureuse que celle issue de la période de transition entre « SENSE » et « DECO ». La sortie de « LINGUA » comblera toutes les attentes ; ce nouvel album basé sur le langage arpente de nouvelles terres où le mot envisagé comme matériau sonore ou comme porteur de sens se mêle à des stratifications musicales souvent atmosphériques. Enchanteur par les émotions qu’il délivre, par l’absence de morceaux aux rythmes trop évidents ;laissant parfois sur sa faim ceux qui attendent un IN THE NURSERY aux tambours magistraux, au souffle épique.
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